… « Haïti s’est imposé à moi comme une terre privilégiée à aimer. Il est difficile de parler des pauvres – et aux pauvres – si l’on ne solidarise pas avec leur vie. Entre ma première visite en mars 1987 avec le P. du Noyer, secrétaire de Cor Unum, pour y coordonner diverses institutions caritatives, et ma dernière visite en février 2003 pour ordonner deux nouveaux évêques auxiliaires de Port-au-Prince, se situe ma principale mission, du 8 au 13 mars 1995, qui a apporté un regain de forces à un peuple troublé et, si l’on peut dire, sous perfusion. Ce pays d’anciens esclaves, le premier de l’Amérique Latine à se proclamer indépendant, laissait l’impression d’être perpétuellement à la recherche d’une plate-forme de décollage. Haïti flottait comme un bateau ivre – il n’a d’ailleurs jamais cessé d’agiter dans toutes ses composantes, même religieuses, le problème de son identité, catholique et vaudou à la fois. La population haïtienne comptait 95% de noirs dont 75% analphabètes et, pour le reste, des mulâtres et des blancs : les « favoris de la fortune » appartiennent presque tous à cette minorité avec des richesses souvent ostentatoires. Tout au long de ma visite en Haïti, où j’étais accompagné de mon adjoint et ami Mgr Ivan Marin, la présence du nonce Mgr Lorenzo Baldisseri, excellent pianiste au demeurant, m’a beaucoup aidé à donner le ton juste dans certaines situations… dissonantes ! Ainsi, la Conférence des évêques, présidée par Mgr François Gayot, archevêque de Cap Haïtien, face aux réalités criantes du peuple, était considérée par beaucoup comme trop précautionneuse, et les déclarations d’évêques, dans un beau style de negro-spiritual, contrastaient avec la vigueur des réactions de la Conférence des Religieux et de la commission locale « Justice et Paix ». Pourtant l’épiscopat avait clairement lutté pour renverser en 1986 la dictature de Jean-Claude Duvalier, le tristement célèbre Baby Doc. Le peuple, désorienté, ne s’est pas trompé sur le sens de ma visite, quand il m’a vu constamment avec tous ses pasteurs ; quand il m’a vu m’incliner devant la tombe du religieux montfortain Jean-Marie Vincent, responsable de la Caritas, assassiné devant chez lui dix mois auparavant ; quand il m’a vu déambuler dans la « Cité Soleil », ce gigantesque bidonville de 200.000 pauvres frissonnant de peur plus que de faim ; quand il m’a vu parcourir le diocèse des Gonaïves au milieu des conflits terriens ou des victimes des massacres de Raboteau ; quand il m’a vu monter au Morne Saint-Benoît pour y prier avec les moines. La violence était partout. Elle s’était manifestée jusque dans la nonciature, elle-même déchoukée, c’est-à-dire pillée et incendiée du temps du nonce précédent, Mgr Leanza, qui fut lui-même fort malmené par une foule de manifestants manipulés. Le 10 mars, j’ai rencontré le premier ministre Smark Michel et, au Palais National, le président Jean-Bertrand Aristide, dit Titid, l’ancien vicaire salésien qui m’avait accueilli naguère dans sa paroisse Saint-Jean-Bosco. Élu chef d’État à 37 ans en décembre 1990, renversé un an plus tard, il était revenu le 15 octobre 1994 dans les fourgons de l’armée américaine. Quand je l’ai revu, au cours d’une longue audience privée, je n’avais plus devant moi le prophète adulé des pauvres, mais un président enrichi et sous haute surveillance – la réplique banale de ceux contre qui, naguère, il avait combattu. Le clou de mon séjour fut, la veille de mon départ, la messe dominicale dite dans la cathédrale de Port-au-Prince archicomble, mais en l’absence du président Aristide et de l’archevêque, Mgr Ligondé, trop proches des « tontons macoutes ». Sur le parvis, les fidèles chantaient gentiment le même chant que pour Jean-Paul II en 1983 : « A lon fèt, a lon fèt, cardinal vin vizite nou ! » J’ai centré mon homélie sur le thème de la réconciliation : « Dans un pays où, depuis si longtemps, ont été bafouées les valeurs élémentaires qui font de tout homme l’homme tout court, au plein sens du mot, la reconstruction de la société haïtienne, et encore plus de son esprit, exige un effort surhumain mais obstiné et sans faille ». Quand j’ai rappelé le mot de Jean-Paul II, prononcé juste douze ans plus tôt : « Il faut que les choses changent ici ! », ajoutant : « …Et elles doivent continuer à changer ! « , la foule applaudit comme si je recousais d’espérance ses poches percées. J’avais en tête, comme dans toute ma mission haïtienne, le proverbe créole que j’ai cité et appliqué dans beaucoup d’autres pays : « N’accuse pas le puits d’être trop profond, c’est ta corde qui est trop courte ! «
Extrait de réflexions : Cardinal Roger Etchegaray et Haïti
source : Blog du secteur pastoral Muzillac (entretien avec Bernard Le Comte – Fayard 2007)